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  • Ca va le boulot ?

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    Une réponse laconique est la règle à la question « Ça va le boulot ? ». Ose-t-on se poser la question en privé que l’on se sent immédiatement plongé dans un monde sans limite de constats, de conflits, d’espoirs,… bien difficiles à résumer d’une phrase.

    Tu ne vas pas en faire un monde !

    Le travail est une dimension de la vie qui a ceci de commun avec l’amour que le climat de l’existence peut en dépendre par moment complètement. Ceci n’étonne pas les psychanalystes qui pensent que l’environnement (l’autre, les autres, le travail, etc…) s’est au cours du développement lentement distingué de soi pour finir par s’en différencier. A contrario dans certains moments pathologiques, un sujet peut se sentir ne faire qu’un avec son environnement affectif ou professionnel, l’expression « le nez dans le guidon » traduisant l’impossibilité d’un sujet en activité de se décoller de ses préoccupations. La question est de savoir quelle est la place de ce travail dont on plaisante collectivement (« Le travail c’est la santé, rien faire c’est la conserver »). Qu’il puisse être autant un instrument de libération personnelle ( d’autonomie) et d’épanouissement que d’aliénation ( « les prisonniers du boulot font pas de vieux os ») en situe l’importance.

    Le travail est à double tranchant. Salutaire quand l’on dit d’un sujet « Heureusement qu’il a son travail », funeste quand le travail devient le siège d’un centrage passionnel, les gesticulations du sujet et des protagonistes ayant alors souvent tendance à nouer les conflits de plus en plus serré.

    Siffler en travaillant

    Comme le dissimule aux enfants Walt Disney en envoyant les sept nains « siffler en travaillant », la caractéristique numéro un du travail est d’être aux antipodes d’une promenade de santé. « Si c’était facile et agréable, on ne serait pas payé pour le faire ». Tout travail consiste à se coltiner[1] la réalité, qui ne se laisse pas faire, pour la transformer. Les réalités résistent. Au travail, le sujet « tenu de faire face » se heurte à la malléabilité limitée des choses et des gens. Il va devoir, à la recherche de coopérations tisser des relations avec ses collègues. Il va s’étoffer dans cette friction avec la rugosité du monde. Il y a toujours des frottements entre collègues, les machines se dérèglent et s’usent, rien ne va tout seul, et l’on ne fonctionne pas toujours aussi bien qu’on le voudrait. Bref travailler, c’est  faire l’expérience de la réalité du monde, d’un monde d’abord inaliénable à soi, avant d’être aliénant. L’adulte cherchant sa place dans la société y prend place, et souvent y trouve place.

    Travail et réalisation personnelle

    Si l’on parle de se réaliser dans son travail, c’est bien sûr pour décrire la satisfaction de voir la concrétisation de ses efforts, mais c’est surtout et plus profondément pour décrire ce « plus de réalité » que prend le travailleur lui-même à ses propres yeux. Au contraire de l’étudiant ou du malade mental oisif que l’on dit « coupés des réalités », le corps mobilisé du travailleur ( y compris « intellectuel ») est un effecteur obligé de l’action, et le travailleur doit devenir à lui-même son propre objet. Le développement de l’endurance et la capacité de travailler machinalement sont deux des résultats de cette subtile transformation. Le spectacle des sportifs en activité ( presque toujours des « professionnels »), et en particulier l’accent mis par la presse sur la gestion de leurs « blessures » qui sont le lot quotidien des sportifs de haut niveau, a probablement une fonction didactique dans ce registre.

    Investissements et reconnaissance

    Si le travail, par la façon dont il met le sujet en contact avec la réalité, se situe comme extérieur au sujet et constitue un des aspects de son environnement, il est toujours l’objet d’un investissement important en énergie et en temps. Un investissement si important qu’il subvertit la distinction de principe entre travail et vie privée. Chacun reconnaît plus ou moins la façon dont le travail « mord » sur la vie privée. En général ce sont les proches qui tirent la sonnette d’alarme et signalent quand un adulte, envahi par ses préoccupations personnelles, « ne pense qu’à ça ». Cette expression, utilisée à l’origine pour décrire les obsessions sexuelles d’un sujet insatisfait, suggère d’ailleurs un voisinage entre réalisations professionnelles et  satisfactions sexuelles. Le fait que l’acte sexuel, en argot, soit décrit par le lexique de l’artisanat et qu’à l’inverse le rapport au travail soit volontiers décrit dans un registre affectif voire amoureux (« mettre du cœur à l’ouvrage ») ajoute à l’ambiguïté de l’investissement professionnel.

    Que l’on puisse aimer son travail ne soulève pas vraiment de problèmes. Ce qui peut par contre en poser, c’est quand une confusion s’installe sur ce qui est attendu du travail, par exemple quand la qualité du travail passe après la qualité de l’ambiance, ou qu’un climat de séduction remplace les relations de travail. Dans la clientèle d’un psychiatre, on rencontre des déçus qui auraient du réaliser plus tôt que le management par la séduction se faisait finalement à leur dépens.

    C’est qu’il y a deux modes bien différents d’investissement, n’exposant pas aux mêmes  déboires. Dans les investissements d’objet, le sujet investit l’objet comme extérieur, et lui reconnaît une vie propre.  Le risque est du côté de la perte et du deuil. Par contre, dans l’investissement narcissique, le sujet aime l’objet pour le reflet et l’image que celui-ci lui renvoie. Plus le travail sera l’objet d’un investissement narcissique, plus le sujet sera touché par l’image qui lui est renvoyée, plus il aura du mal à prendre du recul, et le danger se situera du côté de la blessure d’amour propre.

    Au travail, un employé va être exposé à souffrir narcissiquement si l’on parle de supprimer son poste (alors même que son emploi serait maintenu), s’il se retrouve au placard, si on lui demande de partir avant les autres en pré-retraite, toutes situations où le sujet reçoit de l’environnement un reflet déprécié, déplaisant, péjoratif de lui-même.

    Tout le monde est exposé aux blessures narcissiques, mais pour des raisons dont l’exposé excèderait la taille de cet article, il y a une inégalité des personnes face à cette épreuve. Disons qu’en fonction de son capital originel d’amour-propre, l’on est inégalement sensible aux fluctuations de notre crédit chez les autres.

    Ci-dessus envisagée en termes psychologiques, cette question, doit être analysée également en termes micro-sociologiques. On parle alors du besoin de reconnaissance au travail, élément de dignité, rétribution symbolique affirmant la contribution de chacun au travail de tous.

     

    Arrêt de travail, ou arrêt-maladie ?

    Du fait des différents registres dans lesquels se situent le travail, et des différentes modalités d’investissement qu’il mobilise, des crises peuvent survenir, et d’une certaine façon, ne peuvent pas ne pas survenir entre un sujet et son travail. L’analyse de ces conflits n’est pas toujours facile en particulier quand le sujet se sent au centre d’une tragédie dont il discerne les logiques, mais dont il ne voit pas les issues et les dénouements possibles.

    Le terme de dépression ne doit pas être utilisé hativement dans ce contexte. En effet la dépression survient en général en situation de perte d’objet d’investissement, alors qu’ici nous sommes le plus souvent dans le registre d’un excès de présence de l’objet qui devient omniprésent, envahissant ou vampirique, voire harcelant ou persécuteur. La notion de « burn-out » essaye de décrire l’épuisement du sujet dont le travail pompe toute l’énergie et qui finit, consumé, par imploser.

    Le travail perd alors sa dimension d’espace intermédiaire entre le monde et le sujet, il n’est plus un monde séparé du sujet et de ses proches. L’analyse de la relation du sujet à son travail est souvent difficile. Elle peut s’appuyer sur des médiations ( celles du médecin généraliste, du médecin du travail), dispose de recours (consultation de psycho-pathologie du travail), a ses outils (établissement d’un récit écrit,…). Elle a parfois besoin de la séparation individu/travail qu’institue l’arrêt de travail. « Mets les pouces, passe un tour, décroche » s’entend dire le sujet. Ni les Directions des Ressources Humaines, ni le contrôle médical de la Sécurité sociale ne considèrent négativement les arrêts de travail de courte durée. Ceux-ci peuvent constituer des pauses propices à une élaboration que favorisera le médecin par son écoute et ses questions, dans une attitude à valeur éminemment préventive. Peut-être que le terme d’arrêt-maladie condense cette visée préventive ? Il s’agirait alors de donner un coup d’arrêt-(à la)maladie, d’éviter que le sujet en fasse une maladie. Les médecins le savent, qui souvent souhaitent revoir le patient avant sa reprise de travail, pour exploiter l’ouverture qu’a constitué ce temps de dégagement. Un peu comme les vacances, l’arrêt de travail met au repos. Mais son usage thérapeutique suppose qu’il soit pour le travailleur et son thérapeute un temps d’analyse du rapport du sujet à son travail.



    [1] Il n’y a peut-être pas d’autres équivalents en français du terme anglais « coping » qui décrit ce face à face avec la réalité qu’organise le travail.

     

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