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  • Comment naît la confiance

  • Faire confiance a priori n’a rien de naturel. La confiance aveugle faite à un dentiste ou à un médecin inconnu est le fruit lentement mûri de trois millénaires de civilisation. Génération après génération, les médecins se sont employés individuellement et collectivement à mériter la confiance de leurs concitoyens. Le résultat est là. Les âmes bien nées, mues par l’angoisse, se ruent à l’hôpital ou appellent leurs médecins. Faire le 15 soulève moins d’états d’âme qu’appeler la police. Habilement, les médecins ont conquis leurs contemporains. Tour à tour personne secourable et technicien efficace, le médecin combine deux registres dont l’être humain en difficulté a besoin à tout âge. Tout se passe comme si l’attente vis à vis du médecin était l’héritière de celle des enfants vis à vis des parents. Comme si l’on passait du « Allo, maman bobo » à l’appel du Centre 15. Les médecins, plus ou moins à leur insu, exploitent ce filon. Les plus fiers des patients stigmatisent le paternalisme médical et ses effets infantilisants. Mais les plus sages apprennent à se couler dans le moule du patient docile qui ne contrarie en rien l’action éclairée du médecin. Le médecin, pour le bien de son « patient », assume une asymétrie dont on trouverait le prototype dans la relation parent-enfant. Le patient se trouve momentanément dans une position de plus grande dépendance, mais ceci est temporaire et au service de la poursuite d’une plus grande autonomie. Cette régression, et le mot n’est pas trop fort si à l’extrême on songe aux comas artificiels des anesthésies, organise la  possibilité de traiter la maladie en objet et de réparer l’objet.

    Le transfert sur la personne du médecin de l’attente conçu autrefois au sujet des parents mobilise des forces inconscientes considérables. Ici le terme de transfert n’est pas utilisé dans un sens psychanalytique mais dans le sens plus général de déplacement. On le trouve par exemple dans le Kamasutra utilisé dans l’expression « amour de transfert » pour désigner le fait de faire l’amour à son partenaire en pensant à quelqu’un d’autre.

    Cette attente inconsciente vis à vis du médecin est le ressort de l’effet placebo dont l’efficacité mesure l’expectation suscitée par le corps médical. Chaque médecin hérite du crédit conquis par ses prédécesseurs et accordé par les générations de patients, il en est comptable et a la charge de l’entretenir, voire de l’augmenter. C’est au fondement d’articles du Code de déontologie qui peuvent sembler étranges comme l’interdiction faite aux médecins d’avoir des dettes. Un médecin doit avoir du crédit, pas des dettes! Plus généralement, la mesure de l’effet-placebo est un barométre de la confiance faite aux médecins. Dernièrement, on a vu aux U.S.A. chuter l’effet-placebo dans des études si protocolisée et contraignantes (avec recueil minutieux du consentement, et information hyperdétaillée sur les effets secondaires des médicaments essayés) pour le médecin et le malade que… le charme était rompu.

    Il y a une étrange incompréhension naissante sur ces questions. La confiance est un des sentiments les plus évolués que l’on puisse éprouver. Elle résulte de l’expérience répétée  de la fiabilité de l’autre, dont elle est en quelque sorte l’intériorisation. D’avoir pu faire confiance donne confiance en soi, et inspire confiance aux autres dans une chaîne que peuvent interrompre déceptions, traumatismes et pertes. Faire confiance grandit celui qui sait ne pas succomber à la méfiance, et met à l’épreuve le dépositaire momentané de cette confiance. Mais la crise de l’autorité et l’atténuation de la différence entre les sexes ont affaibli toutes les asymétries. La loi récente de 2002 dite de démocratie sanitaire repose sur l’hypothèse d’une horizontalité des rapports entre médecins et patients. Ce faisant les malades se privent potentiellement du soulagement qu’apporte le fait de s’en remettre à quelqu’un. Geste qui loin d’être un abandon constitue une prise de risque aussi estimable qu’aimer quelqu’un.

    Les personnes sont inégalement dotées de confiance. C’est évident pour les malades rencontrés en psychiatrie dont la difficulté à faire confiance est souvent un des graves problèmes. Cela demande alors du métier que de pratiquer quand même la sympathie. Mais d’une façon plus générale on peut distinguer utilement sur ce point les malades et les patients. Le regretté anthropologue et historien de la médecine espagnol Lain Entralgo considérait que le travail du médecin comportait deux étapes. La première est de transformer le malade en patient, et la seconde est de traiter le patient [4]. Il observe que la transformation du malade en patient repose sur  le développement d’une « amitié médicale » entre le malade et son médecin. Celle-ci selon lui est loin d’être contingente, elle est même un ingrédient obligé du traitement. Le médecin doit cultiver cette amitié particulière, mais il doit le faire sans jamais abdiquer la sagesse attendu de son personnage. De même que l’amour sans sagesse est source de malheur, l’affection médicale a des limites qu’il revient au médecin de poser avec tact. Tous les médecins savent les embarras qui les attendent s’ils se risquent à soigner des proches. De même, il est d’observation courante que le traitement d’un médecin ou d’une infirmière est volontiers plus délicat. C’est que le style des rapports qui existent habituellement entre collègues ou collaborateurs aura tendance à effondrer l’asymétrie essentielle à la relation médecin-malade, et en particulier menacera le développement de l’affection médicale en l’infiltrant d’une complicité déplacée.

    En général, le médecin est attentif au climat de la rencontre. Le dialogue qui s’instaure n’est jamais une conversation ordinaire. Un psychiatre catalan, Tosquelles, proposait le terme de dyalyse plutôt que celui de dialogue pour souligner l’intimité de l’échange et la dimension d’analyse clinique jamais en repos. Parler est toujours engageant. On raconte en souriant l’histoire vraie de ce médecin généraliste qui a eu en tout et pour tout un malade. Ou plutôt une malade. Sa première malade, qu’il a épousée. Et puis il a fait autre chose. Difficile de mieux illustrer l’omniprésence de la séduction et de ses dangers pour la pratique de la médecine.

    Lucien Israël alertait, dans un ouvrage autrefois très lu, sur la façon dont les hystériques flattaient inconsciemment l’illusion de toute puissance des médecins, et comment ceux-ci pouvaient de ce fait s’engager à faux. Aujourd’hui ce livre n’a rien perdu de son actualité, mais il faudrait en réactualiser la clinique. Un paragraphe serait consacré par exemple aux anneaux gastriques et aux péripéties qui émaillent la relation des porteurs d’anneaux, le plus souvent des porteuses d’anneaux, aux chirurgiens qui le leur ont passé. C’est que contrairement à ce qui leur vaut une réputation d’allumeuse, les hystériques sont en général malheureuses de pousser à des excès ceux dont elles attendraient autre chose, et en particulier protection.

    Il y a une circonstance dans laquelle les psychiatres sont directement utiles aux médecins, c’est quand ceux-ci sont confrontés à un mouvement érotomaniaque d’un patient ou d’une patiente. Par érotomanie, l’on entend l’illusion délirante d’être aimé. Un patient s’imagine être aimé de son médecin. À la phase de passion, il se représente l’aimant empêché, à la phase de dépit l’aimant tiédissant, et à celle de rancune des complications parfois graves peuvent être craintes ,voire se présenter. Il est alors avisé d’en parler avec un psychiatre ou un psychanalyste expérimenté. Il en résulte souvent un minime mais significatif changement d’attitude du médecin qui suffit à écarter le danger.

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