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  • De l'aptitude à aimer

  • Le médecin est-il cet homme modéré, bienveillant mais distant, que décrivent les Préceptes d’Hippocrate, ou cet ami que réclame Cicéron ? Tandis que l’Antiquité grecque voit dans le sentiment le premier degré de la partialité, l’époque latine y verra la première qualité attendue du médecin. Là où Hippocrate, mais aussi Aristote, considère que la philia –cet amour que l’on porte aux proches - risque de détourner le médecin de sa tâche (agir dans les règles de l’art), l’époque romaine considérera que le rapport au médecin est d’abord une relation de nature personnelle et privée plutôt que professionnelle et sociale. Autres temps, autres mœurs ?

    La mutation de la notion même d’amour qui accompagne ce changement de perspective est féconde pour réfléchir à ce lien social particulier qu’engage la pratique médicale et que, plus près de nous, Jean Hamburger  évoque en ces termes :

    Il n’est pas nécessaire d’aimer un homme pour lui vendre de beaux meubles, acheminer correctement

    ses lettres ou réparer sa montre ; mais il faut une sorte de passion particulière pour que s’accomplisse l’étrange transfert que le malade souhaite voir s’accomplir entre son médecin et lui. Et il a raison de la souhaiter car c’est, visiblement, de la façon dont est exaucé ce souhait que dépend la qualité de l’aide que le malade tire de son médecin[1].

     

    La philia de l’âge grec s’adresse à l’unicité d’une personne qui se sait aimée, elle se construit dans une réciprocité et une égalité qui la conditionnent. Cette philia fait retrouver dans l’amour de l’autre l’amour de soi. C’est précisément ce qui en fait un élément perturbateur dans l’exercice de l’art ; en témoigne la fin du texte qu’Aristote consacre aux dangers de la philia :

     

    « Les médecins malades … s’estiment incapables de porter un jugement impartial : étant juges de leur propre cas, ils ne sont pas de sang froid. »[2]

     

    L’amour qui doit animer le médecin à Rome (l’agape, que le latin traduit par caritas-charité-) consiste dans le désir d’aider sans rien attendre en retour, dans ce sentiment spontané du lien, cette reconnaissance immédiate de l’humanité de l’autre. Concept biblique issu du nouveau testament et déduit de l’amour de dieu, l’agape veut le bonheur de l’autre pour l’autre ; il est spontané et n’a pas besoin d’être motivé, pas plus qu’il ne requiert la réciprocité.

    La distinction sémantique est néanmoins loin de dissiper la complexité du lien qui unit le médecin et le malade. Le regard de deux contemporains de cette mutation de la tâche assignée ou revendiquée par le médecin est éclairante. Ainsi, Sénèque fait-il explicitement  de l’aptitude à aimer, une qualité spécifique du médecin, qu’il partage avec le précepteur. A l’un comme à l’autre, je suis redevable d’un « surplus » ,

     

    « non pour les ressources de leur art, qu’ils nous vendent, mais pour la bonté et le caractère affectueux des sentiments qu’ils nous témoignent. C’est pourquoi, poursuit Sénèque, avec le médecin, s’il ne fait que tâter mon pouls, et s’il me compte parmi ceux qu’il voit dans sa tournée hâtive sans éprouver le moindre sentiment lorsqu’il me prescrit ce qu’il faut faire ou éviter, je ne suis point en reste parce qu’il me voit non comme un ami mais comme un client. »[3]

     

    Au delà de la dichotomie de la philia et de l’agape, le mot de Sénèque renvoie à la dialectique entre l’amour du semblable et l’attention à sa singularité qui se réalise dans la pratique par une forme d’attachement à sa situation. S’il admet avec son temps une forme de compassion (misericordia), considérant que le médecin apporte la consolation, Celse quant à lui insiste sur le fait qu’il n’a pas à aimer individuellement chacun de ses patients[4].

    Comment d’ailleurs pourrait-on faire un devoir d’un sentiment spontané à l’égard de chacun ? Si l’amour ne peut trouver de place dans l’horizon de la déontologie, cette science des devoirs inaugurée par l’époque moderne, l’idée que l’amour du prochain constitue le moteur de la vocation médicale inaugurée à l’époque latine conserve aujourd’hui son sens.

    La reconnaissance de l’humanité en la personne de l’autre que l’agape réalisait sous la forme du sentiment (carita), l’époque des lumières la nommera avec E.Kant « respect » ; reconnaissance rationnelle de l’humanité en l’autre, elle se fonde sur le fait que tout homme revêt par essence une valeur absolue, contrairement aux choses qui ont un prix. Si le respect interdit de considérer l’autre comme un moyen pour accéder à un bien propre, il fait, plus encore, du bien de l’autre une finalité. Mais pourquoi chercherais-je le bien de l’autre spontanément, si ce n’est, commente Schopenhauer, parce qu’un sentiment me fait participer d’emblée à ses souffrances ? Comment concilier cet indubitable attachement singulier sur lequel repose la prise en soin, et la nécessaire distance qui permet d’évaluer le service qu’on peut rendre à l’autre ?

    Peut-être est-ce, en dernière analyse, à cette propension à créer, à féconder la situation de l’autre, la quête d’actions « méritoires » (arete) en vue de l’accomplissement de soi, selon la description que Platon donne de l’amour dans le Banquet, qu’il faut rapporter ce « surplus » que le médecin comme le pédagogue offrirait par cette forme particulière d’amour qu’évoque Sénèque. Alors, comme la philia grecque, l’amour porté à l’autre ramènerait à l’amour de soi : celui-là même dont J.J.Rousseau fait la base de la relation sociale, aux antipodes d’un amour-propre centré sur soi. Contrairement à l’amour des proches, cet attachement néanmoins est tissé dans une situation initiale assymétrique, dans laquelle les protagonistes n’occupent pas la même position. Plus encore, ils ne partagent pas nécessairement tout à fait le même monde. Non fondée sur une réciprocité de fait, il la vise pourtant et la réalise, recherchant l’accomplissement en s’efforçant de favoriser l’accomplissement de l’autre.

    Si chaque rencontre est pour le médecin comme pour le pédagogue, l’occasion de se décentrer, de mettre les règles de l’art à l’épreuve de la singularité d’une expérience, d’éprouver la valeur de l’existence, du bien-porter (valere), alors l’amour, - celui dans lequel Platon voit la recherche de l’immortalité dans la perpétuation – anime sans aucun doute en son cœur la médecine en tant que pratique sociale.


    [1] J.HAMBURGER, La Puissance et la fragilité – Essai sur les métamorphoses de la médecine et de l’homme, Paris, Flammarion, 1972.

    [2] ARISTOTE, Politique, 1287a.

    [3] SENEQUE, De beneficiis, 6, 16, 162, trad.D.Gourevitch (1984).

    [4] D.GOUREVITCH, Le triangle hippocratique dans le monde gréco-romain – Le malade, sa maladie et son médecin, Ecole française de Rome, 1984.

     

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