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  • Entre recherche du temps perdu et temps retrouvé

  • Nous associons spontanément la retraite à un âge de la vie, marqué d’une certaine ambivalence, entre « la recherche du temps perdu »  et l’installation dans « le temps retrouvé ». « L’automne est le temps béni de la contemplation. Les fruits sont récoltés, la tâche achevée : purs et clairs, le ciel et l’horizon lointain illuminent le paysage de la vie », écrit Stefan Zweig en évoquant  l’époque, où, dans sa soixante-dixième année, Freud se retire de son activité clinique1.  L’automne, temps de la maturité, advenue d’une temporalité apprivoisée ou expérience de la fuite du temps selon un thème cher aux romantiques ? Entre les retraités qui n’ont plus le temps tant les projets enfin réalisables se bousculent, et ceux qui prennent le temps de vivre, entre ceux qui retrouvent une vie sociale jusque-là entravée par les contraintes professionnelles et ceux qui la perdent avec leur statut, la retraite est sans aucun doute un temps de réaménagement du quotidien. Quelle pertinence y a-t-il  à  évoquer spécifiquement la retraite des médecins ?  Se présente-t-elle de façon particulière, et, si c’est le cas, est-ce lié à l’appartenance à une corporation au sens anthropologique, à une catégorie socioprofessionnelle,  ou encore à la nature même de l’activité exercée ?

    Evoquant spécifiquement la retraite du médecin, on ne peut pas ne pas rappeler que cette question est à l’origine de la confraternité médicale, qui, de l’antique modèle familial hippocratique  aux premières initiatives mutualistes du XIXe siècle fait du partage de l’exercice du métier le lieu d’une corporation. Avant de s’entendre au sens déontologique contemporain négativement comme absence de conflits préjudiciables au patient, la notion de confraternité désignait la solidarité du corps de métier venant compenser le retrait de l’activité, temporaire ou définitive. Evoquer ce devoir d’assistance mutuelle à l’origine de la confraternité ne relève ni de la curiosité historique, ni d’une caractéristique anodine. Le corps médical se constitue dans son identité bien avant d’être reconnu comme profession au XIXe siècle, et les médecins seront les premiers à inaugurer et porter au niveau politique les systèmes mutualistes. Le fait que le rapport à l’activité professionnelle lie la communauté au-delà de l’exercice de cette activité demeure un trait culturel majeur, qui se révèle socialement dans l’appartenance persistante à différents réseaux. Néanmoins, les statuts des médecins se sont diversifiés à partir de la seconde moitié du XXe siècle, notamment à travers les multiples formes d’exercice libéral et d’exercice salarié ; si la retraite ne rime pas nécessairement avec  la  mise à l’écart du milieu professionnel, elle peut être coextensive, comme c’est le cas dans d’autres horizons socioprofessionnels, d’une perte de l’identité sociale, voire du sentiment de l’oubli, en particulier dans le monde hospitalo-universitaire où les réseaux fluctuants sont fortement liés au « travailler ensemble ».

    un changement d’activité

    pas nécessairement

    synonyme de rupture

    La retraite des médecins n’est donc pas un phénomène aussi homogène qu’il y paraît, et la difficulté à prendre sa retraite peut s’entendre en deux sens antinomiques : difficulté à se retirer du monde du travail, par exemple en activité libérale dans un milieu rural où se pose le problème de la succession et de la transmission des patients à un confrère ; difficulté à vivre l’effacement du monde du travail, en particulier dans le milieu hospitalo-universitaire, avec la perte d’identité sociale qui l’accompagne. Le fait que de nombreux médecins aient une retraite active —voire, depuis peu, encore un exercice professionnel—, les rapproche d’autres retraités appartenant à la même catégorie socioprofessionnelle en dehors du secteur santé. On retrouve aussi la même expérience psychologique qui se décline de l’épreuve de la perte de l’identité sociale fortement marquée par l’identité professionnelle, au sentiment d’une libération dans la possibilité de changer d’activité, et d’accéder à une certaine créativité. Le changement d’activité n’est en effet pas nécessairement rupture, mais peut être vécu comme accomplissement, possibilité de prendre le temps de se consacrer à tout ce que l’emploi du temps antérieur a contraint à mettre de côté, parfois de poursuivre la même activité mais en étant délivré de la pression de la cadence. C’est ce qu’évoque la phrase de Zweig par laquelle nous introduisions le propos, et ces réflexions nous conduisent à interroger la question de la retraite des médecins en perspective avec la nature spécifique de leur passé professionnel.

    La retraite n’est pas nécessairement régression (pas en arrière), au sens littéral que suggère l’origine militaire du mot, usité pour désigner le retrait des troupes ; elle n’est pas non plus nécessairement rupture. Le pas en arrière peut être indissociablement  « pas en-deçà » et « pas au-delà », suivant le sens plus général du mot « retraite » pour désigner une expérience de suspension, voire de temps de réflexion ou de méditation.

    L’exemple de Freud, sur lequel portent les mots de Stefan Zweig, est à ce titre significatif de la position du médecin. En tant que tel en effet, raconte l’écrivain-biographe, il a consacré la majeure partie de son existence à exercer la clinique, pouvant aller jusqu’à onze entretiens par jour, dans une vie quotidienne réglée où il ne quittait que rarement un labeur mobilisant toute son attention avant 21 heures, voire plus tardivement —ce qui, vraisemblablement, constitue une situation familière pour nombre de médecins.

    un temps d’accomplissement,

    de prise de distance

    et de récolte

    Evoquant le moment où il s’est retiré de cette activité clinique massive, Freud  écrit : « Un certain changement dont je ne puis nier les conséquences s’est introduit dans mes conditions de travail […] Mais alors [dit-il à propos de son activité passée], le temps s’étendait, incalculable, devant moi – oceans of time, comme dit un aimable poète— et les matériaux affluaient vers moi si nombreux que j’arrivais difficilement à expérimenter tout ce qui m’était offert… maintenant cela a changé. Le temps devant moi est limité, il n’est pas complètement rempli par le travail. » A l’époque où il écrit ces lignes, Freud se consacre à la métapsychologie : L’Avenir d’une illusion et Le Malaise dans la civilisation ne pouvaient faire l’objet que d’une entreprise tardive, d’une prise de distance rétrospective. Elles sont aussi le fruit d’une vie apaisée, où peut être réévalué le poids des choses.

    L’exercice de l’écriture, non seulement théorique mais aussi souvent littéraire, de la transmission par la participation à la formation, de la créativité associative ou pratique, le voyage, la poursuite de la pratique clinique dans un cadre nouveau, la consécration à des activités paraprofessionnelles, ou encore à des passions qui n’ont pas jusqu’ici trouvé le moyen de s’épanouir tout à fait, sont autant de modalités suivant lesquelles le temps de la retraite peut être vécu comme accomplissement, prise de distance et récolte.

    Catherine Draperi

    1. S. Zweig, La Guérison par l’esprit, introduction générale : Mesmer, Mary Baker Eddy, Freud, trad. A Hille et J.Pary, éditions Stock, Chap VIII - « Regard crépusculaire au loin ».
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