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  • Les mots pour le dire

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    Il existe un déficit de recherche et un déficit de connaissances sur la sécurité du patient en médecine générale/médecine de soins primaires. Les travaux dans ce domaine ne sont pas aussi nombreux que ceux qui concernent la médecine hospitalière. Une recherche rapide sur Medline  montre l’augmentation importante du nombre de publications consacrées à la sécurité du patient entre 1999 —année du rapport américain « To Err is human »—  et 2010. Ces publications passent ainsi de 71 en 1999 à 1 287 pour la seule année  2010. Dans le même temps, le nombre de publications concernant la sécurité du patient en provenance du champ de la médecine de soins primaires est passé de zéro publication en 1999 à 37 en 2010.

    Ce déficit de recherche et de connaissances est également mis en évidence par une revue de littérature des articles médicaux  consacrés à la sécurité du patient en soins primaires réalisée en 2008 sous l’égide de l’Organisation mondiale de la Santé. La revue montre que les recherches sont peu nombreuses et surtout que les conclusions de ces recherches sont sujettes à des marges d’incertitude importantes. Ainsi, la fréquence de survenue d’une erreur en soins primaires varie selon les études de 0.004 à 240, pour 1 000 consultations ! De fait, les efforts concernant la sécurité du patient se sont surtout concentrés sur l’hôpital.

    Le risque d’erreur est-il pour autant moindre en ville ? Il ne semble pas que ce soit le cas, ne serait-ce que  parce que le nombre de contacts entre médecins et patients est plus élevé en ville. Ainsi, Gandhi et ses collègues rappellent dans un article publié dans le New England Journal of Medicine  que, aux Etats-Unis, il y a chaque année 900 millions de consultations en secteur ambulatoire pour 35 millions d’hospitalisations.

    Une des raisons de l’importante marge d’incertitude provient de la difficulté d’obtenir un recueil spontané des déclarations d’événements indésirables par les médecins généralistes. Ceux-ci sont encore trop souvent dans une culture du blâme et du secret. Quand quelque chose se passe mal, quand un événement qui n’était pas prévu dans l’évolution naturelle de la maladie affecte un patient, la tendance naturelle pour le médecin est d’essayer de cacher son éventuelle implication et de recouvrir rapidement l’événement du voile de l’oubli. Or, l’on sait maintenant que ces événements ont des causes profondes multiples, le plus souvent structurelles et que l’on risque de répéter l’erreur si ces causes n’ont pas été analysées et si des mesures de correction n’ont pas été prises.

    Le vocabulaire lui-même est source de confusion -
    Le terme d’« erreur » devrait être réservé au seul répertoire judiciaire

    Le vocabulaire lui-même est source de confusion. Parler d’« événement indésirable » n’est pas assez explicite et les médecins comprennent mieux le terme  d’ « erreur » en médecine. Or, « erreur » fait référence à la faute, à la culpabilité et à la sanction. Les connotations péjoratives qui sont associées à ce terme favorisent la dissimulation et le secret. Dans l’idéal, il ne faudrait réserver ce terme d’erreur (et a fortiori de faute) qu’au seul vocabulaire juridique. En pratique, l’utilisation de ce terme revient très facilement, presque naturellement, lorsque l’on parle d’événement indésirable. L’auteur de cet article, on s’en rendra compte dans la suite du texte, cède également à la facilité d’utilisation du terme « erreur ».

    Pour pouvoir faire avancer le débat, il est indispensable de mettre en place une culture de la sécurité en soins primaires. Cette culture passe par un vocabulaire commun et par l’adoption consensuelle d’une classification. En ce qui concerne le vocabulaire, il n’est pas nécessaire de connaître beaucoup de définitions.  On appelle ainsi « événement indésirable lié aux soins » (EIS)  tout  événement défavorable pour le patient non lié à l’évolution naturelle de la maladie. Cet événement peut être consécutif aux stratégies et aux actes de diagnostic, de traitement, de prévention, ou de réhabilitation.

    Cet événement est « grave » (on parle d’événement indésirable grave — EIG) lorsqu’il entraîne l’hospitalisation du patient (ou la prolongation de cette hospitalisation pour un patient déjà hospitalisé), la survenue d’un handicap ou d’une incapacité ou, s’il est associé à une menace vitale ou à un décès. Inversement, un événement indésirable peut n’avoir causé aucun dommage au patient, soit parce qu’il était minime, soit parce qu’il était stoppé avant d’avoir causé ce dommage (une « barrière » a bien fonctionné). Dans ce cas, on appelle cet événement un événement porteur de risque (EPR), dont l’analyse va permettre de mettre en place des barrières pour éviter qu’il ne se reproduise.

    Donnons un exemple : un patient de 79 ans présente une douleur rachidienne brutale en se levant un matin. Le médecin de garde porte le diagnostic de lumbago aigu. Il s’agissait en réalité d’une rupture d’un anévrysme de l’aorte. Celui-ci était connu et stable depuis 7 ans. Le patient décède à domicile au bout de 3 jours. Cet exemple dramatique, exceptionnel en médecine générale mais tiré d’une situation réelle, est un événement indésirable grave. Le patient est mort. Le médecin de garde qui a mal posé le diagnostic n’a probablement aucune envie de déclarer cet événement et a fortiori de l’analyser. Si aucune plainte de la famille n’est portée contre lui, le médecin va estimer s’en sortir à bon compte et n’en parlera pas à ses collègues.

    Pourtant, les situations dans lesquelles le patient n’est pas en mesure d’accéder à son médecin habituel et se tourne vers un médecin de garde sont nombreuses. Dans l’exemple précédent, le médecin n’a pas eu accès au dossier médical du patient et celui-ci a omis de lui parler de cet antécédent important mais déjà ancien. S’il avait eu connaissance de cet antécédent, il ne se serait probablement pas trompé. L’absence de dossier peut ainsi conduire à des erreurs graves.

    Mais les erreurs, si elles ne sont pas toutes graves (et de fait les erreurs graves en médecine générale sont l’exception), sont en revanche multiples. Ceci se vérifie d’ailleurs dans toutes les professions dans lesquelles le professionnel prend en permanence des micro-décisions, avec à chaque fois une marge d’erreur qui n’est pas nulle. Ainsi, dans le domaine de l’aviation il a été montré que le taux d’erreur est exceptionnellement élevé (plus de 2 par heure et par pilote) . Heureusement, dans la grande majorité des cas, le pilote rectifie spontanément son erreur et aucun accident ne survient. En médecine, la situation est identique. Dès que l’on prend l’habitude de repérer les erreurs commises  mais  rectifiées immédiatement, on constate que leur nombre est élevé.

    Les exemples ne manquent pas :

     • En imprimant  l’ordonnance destinée à l’enfant M, 1 an, vous vous rendez compte que vous avez ouvert par erreur le dossier de sa mère. La dose de paracétamol ne correspond pas au poids et à l’âge du patient.

     • Vous ne retrouvez pas le résultat anormal du scanner thoracique demandé chez ce patient tabagique. Le résultat a été tapé dans le dossier d’un homonyme.

     • Mais pourquoi l’alarme que vous aviez mis en place pour vous rappeler que votre patient est allergique à la pénicilline n’a-t-elle pas fonctionné ? Heureusement que le pharmacien a été vigilant et n’a pas délivré le Clamoxyl®  prescrit.

     • Dans l’ordonnance d’examens complémentaires de Mlle E, pour une prescription de pilule contraceptive, s’est glissé curieusement un dosage de PSA. Le laboratoire d’analyses médicales vous appelle un peu ironiquement pour demander des précisions.

     • Monsieur G, 50 ans, a une lombosciatique. Vous lui prescrivez un anti-inflammatoire, le Surgam®, un antalgique et un décontracturant musculaire. Le pharmacien vous rappelle et vous demande pourquoi vous avez prescrit de la Surgestone® a cet homme de 50 ans. Vous avez cru cliquer sur la ligne Surgam® et c’est la ligne de prescription suivante qui a été imprimée.

    Une fois ces erreurs repérées, le médecin a le choix entre plusieurs options :

    1. il se félicite d’avoir rectifié son erreur. Il se promet d’être plus vigilant à l’avenir et passe à autre chose ;

    2. il discute de ces dysfonctionnements avec ses collègues dans un groupe de pairs. Peut-être d’autres médecins ont-ils rencontré les mêmes mésaventures. Peut-être le groupe de pairs va-t-il considérer que cette observation est importante et tenter de trouver des règles communes pour éviter la répétition de l’événement ;

    3. dans cette option qui n’est pas exclusive de la deuxième, le médecin souhaite signaler cet événement dans un système régional ou national de déclaration afin que l’erreur puisse profiter au plus grand nombre.

    L’absence de terminologie fédérative
    représente un obstacle majeur pour le partage de l’information

    Se pose alors la question du format de la déclaration et, en particulier, de sa place dans une classification d’événements indésirables. Or il n’existe pas encore de standard en la matière. Les professionnels de santé ne savent pas toujours quels sont les événements qu’ils doivent prendre en compte et analyser. L’absence de terminologie fédérative représente un obstacle majeur pour le partage, la mise en commun et l’exploitation des informations. Cette situation est encore plus vraie en médecine générale où les classifications existantes ne sont pas très fréquentes.

    C’est la classification (on parle de taxonomie) développée par  Makeham  et al qui est la plus connue. Ces auteurs ont proposé  une taxonomie appelée « Taps » (Threats to Australian Patient Safety)  qui utilise une distinction primaire entre erreurs inhérentes au processus de soin et erreurs inhérentes à la connais­san­ce/compétence des acteurs. Dans l’étude mise en place pour tester cette taxonomie, ils ont sélectionné 84 généralistes représentatifs des médecins généralistes travaillant en Nouvelle-Galles du Sud (New South Wales) et leur ont demandé de signaler de façon volontaire et anonyme tous les événements indésirables survenus dans leur pratique pendant un an. Au total 433 erreurs médicales ont été analysées que la taxonomie a permis de classer en trois niveaux : au premier niveau, on trouve la distinction classique entre les erreurs liées au système de santé (69,5 %) et les erreurs liées aux compétences du médecin (30,5 %) ; le second niveau analyse les domaines dans lesquels surviennent les erreurs. Par exemple, les 69,5 % d’erreurs du système de santé sont réparties en 5 sous-classes (système, communication, médicaments, analyses complémentaires et autres traitements) et les 30,5 % d’erreurs de compétence sont réparties en 2 sous-classes (diagnostic et gestion du patient) ; au troisième niveau enfin, on retrouve 35 descripteurs des thèmes précédents.

    Au terme de ce bref survol du vocabulaire utile pour entrer dans la culture de la sécurité, que retenir ? Tout d’abord, les médecins généralistes ne sont pas les seuls concernés dans le champ des soins primaires.  Les autres médecins spécialistes « de ville », les infirmières, les pharmaciens, les kinésithérapeutes et, d’une façon générale, tous les professionnels de santé qui prennent en charge —à un moment ou un autre et avec des degrés de responsabilité différents— un patient, doivent s’approprier ces notions et intégrer cette culture de la sécurité dans leur mode de raisonnement.

    Ils doivent le faire pour des raisons évidentes d’éthique mais aussi parce que la sécurité du patient se révèle incontournable. Elle se développe dans tous les pays, à l’hôpital et en dehors de l’hôpital. Les populations prennent progressivement conscience de l’importance de la sécurité dans les processus de soins et le niveau d’exigence évolue vers un niveau plus élevé. La culture de la sécurité devient un véritable enjeu de société.

    Pr Jean Brami, médecin généraliste,
    Professeur associé de Médecine générale à l’Université Paris-Descartes,
    Chef de projet à la Haute Autorité de santé

     

    Jean Brami est co-auteur avec René Amalberti  de « La Sécurité du patient en Médecine générale»*,  Cet ouvrage, écrit dans un style direct et étayé de cas concrets, est un guide pratique des erreurs médicales et d'identification des facteurs humains dans le risque thérapeutique. Il applique à la médecine générale des principes et pratiques développés à l'hôpital en matière de sécurité du patient.

     

     

    * Springer-Verlag France, Paris 2010. 116 pages.

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