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  • Prise en charge des addictions-Plongée « au cœur du monde »

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    Prendre en charge un patient dépendant, c’est se retrouver au « cœur du monde » (Cungi). C’est découvrir les relations intra-familiales, les problèmes de l’adolescence, les violences conjugales, l’inceste, c’est être confronté à divers problèmes sociaux, le chômage, le RMI, le surendettement, c’est entrevoir les problèmes juridiques, la loi, l’interdit, les condamnations, l’incarcération. C’est aussi s’occuper de différents problèmes de santé, infectieux, hépatiques, pulmonaires et c’est rencontrer l’ensemble de la pathologie psychiatrique.

    Quelle est notre vision de la prise en charge de ce patient particulier ?

    > Dans les relations thérapeutiques traditionnelles, le médecin est confronté à des patients qui consultent pour des symptômes qui les inquiètent et qui vont provoquer une demande d’aide. Le professionnel est le représentant d’un savoir reconnu et objectivé par l’université et la société, il va faire un diagnostic et mettre en place des actions thérapeutiques. « Il va nommer la maladie pour inscrire le malade dans du sens, à la fois pour lui-même et pour la société, et il va utiliser les techniques de soins disponibles dans cette même société. » (Moro).

    On comprend qu’en matière de suivi de patients ayant des conduites addictives, ce schéma classique est moins opérant. Il n’y a pas de modèle étiologique unique qui puisse rendre compte de la toxicomanie, le sens commun et les représentations sur la toxicomanie, sur le recours aux traitements de substitution, comme sur les actions thérapeutiques en direction des toxicomanes, ne vont pas donner une légitimité sociale ou scientifique à la prise en charge que le praticien voudrait mettre en place.

    C’est sur une « injonction paradoxale » que se voit légitimé le soin que le médecin va prodiguer aux toxicomanes. En France, le texte de référence depuis 30 ans en matière de politique publique de lutte contre les drogues est la loi du 31 décembre 1970, relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l’usage illicite des substances vénéneuses. Cette loi inclut un volet répressif, qui réprime et sanctionne le trafic ainsi que l’usage de stupéfiants, et un volet sanitaire, qui permet de proposer des mesures de soins alternatives aux sanctions pénales en direction des personnes interpellées pour usage simple de substances illicites.  « La réalité d’un diagnostic énoncé par un tiers et, qui plus est, l’inscription sociale de cette réalité au travers d’une loi, place les soignants en situation d’obligation de réponse et les confronte à l’insuffisance de leurs moyens, tant en ce qui concerne les modèles explicatifs du processus, que des outils thérapeutiques dont ils disposent. » (Moro).

    Le toxicomane dans la société entérine le rôle qui est celui du « bouc émissaire », celui sur lequel on projette tous les maux de la société pour ne pas voir les autres maux (Valleur). On est dans le cadre d’une pathologie liée à la culture, c’est-à-dire le cadre des socio-pathologies. Le toxicomane peut-il être considéré comme  le produit de l’hyperconsommation ? « L’alcoolique reste un producteur-consommateur ; le drogué se refuse à l’être et à le devenir, et c’est peut-être cela que la société a tendance à vouloir le plus sanctionner. » (Olievenstein). Nous devons donc nous interroger sur les dealers légaux qui se proposent de vendre du bonheur, jeux, consommation, etc.

    Pourtant ce patient est en souffrance, une triple souffrance ; car « il souffre dans son économie psychique, d’abord dans ce qui le pousse à recourir à un produit, ensuite à ce qui l’empêche de rompre la dépendance, et enfin dans ce qu’il subit des conséquences de cette addiction (conséquences physiques, sociales et psycho-affectives) » (Pedinielli).

    On voit donc le paradoxe de l’action, l’étendue du champ d’intervention et aussi la diversité. Notre rôle de médecin de famille, médecin de premier recours et de la continuité, nous place comme l’intervenant privilégié pour accompagner ces patients. Mais on réalise aussi la complexité des systèmes d’intérêts de ce patient et on comprend alors que la prise en charge ne puisse être faite par un intervenant isolé.

    Mais nous pouvons jouer un rôle dans la trajectoire de ce patient, souvent « impatient ».

    > Nous devons avoir un autre regard et tout devient plus facile. Elargissons notre regard clinique porté sur ces conduites au-delà de l’approche centrée sur le produit, au-delà de nos représentations qui nous imprègnent et des références culturelles que nous portons. Notre approche doit être plus systémique, et s’intéresser aux liens entre les trois éléments du modèle tri varié d’Olievenstein : la rencontre d’une personne, d’un produit et d’un moment socioculturel.

    Il existe une large palette d’outils permettant aux uns et aux autres de s’inscrire dans une démarche de soin individualisée. L’évolution des modes de prise en charge, la formation initiale et continue des intervenants, l’application des mesures contenues dans le plan 2007-2011 de prise en charge et de prévention des addictions vise donc dans un premier temps à restructurer l’offre de soins, à l’organiser pour placer le patient au cœur du dispositif en apportant à la fois des réponses médicale et médico-sociale. Dans ce dispositif,  devraient collaborer  les centres de référence en addictologie hospitalière, avec mission d’hospitalisation et de consultation, les C.S.A.P.A. (anciennement C.S.S.T. devenus Centres de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie), les médecins addictologues libéraux, les médecins généralistes, les pharmaciens d’officine, les centres spécialisés dans la réduction des risques auprès des usagers de drogues et les associations d’usagers.

    Les médecins généralistes se reconnaissent dans quatre catégories :

    - impliqués dans les traitements des conduites addictives ;- impliqués dans une prise en charge de quelques patients ;

    - non impliqués, par choix personnel ou en l’absence de demande ;

    - impliqués par de grosses files actives de patients mais sans prise en charge structurée (Kammerer).

    Le médecin traitant, qui est en relation avec les familles, doit être à l’écoute et, bien plus, être dans une démarche de repérage des conduites addictives et d’orientation adéquate des patients. Pour cela, il doit être à l’aise avec ces conduites et ne pas « les éviter » ou « ne pas les rechercher de peur d’avoir des réponses qui pourraient les mettre en défaut ». 

    Quelles formations pour les médecins de ces quatre catégories ?

    > Ce praticien doit donc bénéficier d’une incitation voire d’une formation aux pratiques de repérage et d’intervention brève, et éventuellement aux entretiens motivationnels. Il doit être sensibilisé à la clinique des conduites addictives, à leur prise en charge et au dispositif existant dans son environnement afin d’accompagner et d’orienter son patient.

    Il serait souhaitable de faire reconnaître à leur juste valeur ces efforts que les médecins doivent faire ou ont déjà fait en s’étant formés (sur le terrain et dans des actions formatrices), en ayant mis en place des structures libérales de travail en réseau, en s’impliquant dans le suivi des patients ayant des conduites addictives, en prescrivant des traitements de substitution en protocole. Le cas récent modifiant les conditions de prescription de la nouvelle forme pharmaceutique de méthadone en gélule ne va malheureusement pas dans ce sens. Nous espérons qu’après la période initiale de surveillance, qui devrait prendre fin, cette réglementation inique soit modifiée (Martine Devries**), permettant la juste reconnaissance de l’effort des médecins ayant investi du temps pour leur formation.

    Dr Bernard Stefani

    Formateur FMC Action, Médecin au Centre d’addictologie

    de l’hôpital de Grasse (06130)

    stefani@club.fr

    Références

    > Bouix J.-C., Huas D., Clément Cl., Rosenzweig Cl. Pessionne F., Allemand H., Rueff B. « Intervention auprès des consommateurs d’alcool à problèmes - évaluation de l’efficacité d’une approche en médecine générale » - Revue du Praticien Médecine générale (1995): 9, 287, 21-25.

    > Carpentier, Jean. « La toxicomanie à l’héroïne en médecine générale ». Ellipses Marketing, 1998-05-05.

    > Cungi, Charly. « Faire face aux dépendances ». Paris, Retz, octobre 2005.

    > Kammerer, Etienne. « Articulation du sanitaire et du médico-social » 1ère Journée inter-associative, Fédération française d’addictologie. http://www.addictologie.org/dist/telecharges/FFA26sept08-Synthese.pdf, 26.09.2008.

    > « La prise en charge et la prévention des addictions.» Plan 2007-2011. http://www.sante.gouv.fr/. .

    > Martine Devries**, Claudine Henry*, Marie-jeanne Martin*, Nassir Messaadi***, Bertrand Riff*. «Une-gelule-difficile-a-avaler.html.» 2008. 16 Novembre 2008 .

    > Moro. « Impact de la représentation de la maladie dans la prise en charge des patients toxicomanes : analyse longitudinale »,. Rapport Programme hospitalier de recherche clinique. Paris, Direction régionale de la recherche clinique de l’Assistance publique hôpitaux de Paris. Hôpital St-Louis, 2006.

    > Olievenstein, Claude. « La Drogue ». Gallimard, 1978.

    > Pedinielli, Jean-Louis. « Psychopathologie des Addictions ». Paris, P.U.F., juin 2007.

    > Lacroix Sophie (1), Baudoin Denis (2). « Rôle du médecin généraliste dans les problématiques de toxicomanie - Education du Patient et Enjeux de santé » (Vol. 22, n°1, 2004).

    > Valleur, Marc. Formation de l’Hôpital Marmottan. « Addiction au jeu ». Paris, 2008.

    > Werner, Géraldine. Analyse de sept années de dossiers médicaux concernant les 978 patients toxicomanes consultant dans un cabinet de médecine générale. Thèse médecine générale. Strasbourg, 2003.

     

     

     

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