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  • Quand l’excellence a failli…

  • Commettre une erreur est commun. La juger et la condamner aussi. Mais de quoi parle-t-on ? L’erreur caractérise un jugement qui porte sur un aspect de la réalité et qui se trompe sur celle-ci : ce jugement affirme à propos d’un phénomène, d’une situation, d’une personne, autre chose que ce qu’il ou elle est. Elle peut donner lieu à deux lectures concernant notre puissance. D’un côté, une lecture d’inspiration cartésienne1 : je me trompe parce que je peux toujours prendre position (affirmer ou nier) alors même que je ne dispose d’aucune connaissance certaine ; l’erreur est due à la disproportion entre mon entendement (qui propose des représentations, par exemple : 2 + 3 = 4) et ma volonté (qui s’engage, par exemple :  j’affirme que 2 + 3 = 4), c’est-à-dire que je peux toujours me prononcer alors même que je ne comprends pas ou que je ne fais pas attention à ce à propos de quoi je me prononce. D’un autre côté, une lecture plus spinoziste2 : je suis dans l’erreur lorsque je n’ai qu’une perspective partielle et que je suis déterminé à présenter ce point de vue comme la connaissance du tout parce que je crois que je dispose de cette connaissance (je vois la voûte céleste qui tourne autour de moi lorsque j’observe les étoiles par une nuit dégagée, cela me porte à affirmer que tout tourne autour de la Terre comme autour de son centre, et rien ne m’incite à en douter). Du premier point de vue, je suis responsable de mon erreur car j’aurais pu suspendre mon jugement, ne pas me prononcer et que je ne l’ai pas fait ; le second exclut la possibilité du doute et affirme que des facteurs (inaperçus) me contraignent à confondre ce qui est partiel et ce qui est complet. De l’option que l’on suivra pour décrire l’erreur s’ensuivront des analyses déterminées, éventuellement divergentes, voire contraires.

    Dans la mesure où nous agissons en fonction de ce que nous nous représentons, l’erreur conduit (dans un certain nombre de cas) à une action qui n’est pas ce que l’on attendait qu’elle fût : moindre efficacité, effets non désirables ou préjudiciables, parfois fatals. Elle est, lorsqu’elle a des effets déplorables, ce que l’on n’aurait pas dû faire, même si l’on ne comprend pas toujours de quelle manière on aurait pu l’éviter. L’erreur est mienne, malgré tout, puisque l’action qui en procède est mon action, même si l’on considère que l’erreur est parfaitement inintentionnelle. Et cela même si éviter toute erreur est une exigence qui dépasse vraisemblablement les limites de chacun : en effet, l’éviter supposerait de chacun (même si l’on se limite à un domaine) une compétence parfaite, une attention de chaque instant, et une exigence imposant de s’abstenir dès que l’on ne sait pas. Y parvenir requiert cette triple excellence (de l’ordre de la science, de l’art, et de l’éthique) qu’il est difficile de prétendre atteindre de manière continue. Ainsi devrait-on se conduire comme Epictète l’enseigne : « Quiconque a bien nettement dans l’esprit que pour l’homme la mesure de toute action est ce qui lui apparaît (bien ou mal, s’entend : si sa représentation est bonne il est irréprochable ; si elle est mauvaise il en subit un dommage, car l’erreur et le dommage ne sont pas choses différentes) ne s’irritera ni ne se fâchera contre personne, ne mécontentera personne »3. Une telle sagesse est un idéal difficile à atteindre.

    Recouvrer une relation  réaliste  entre attente excessive du patient et limites de l’art médical

    Or, lorsque l’on peut être submergé par la souffrance, on est tenté de transformer l’erreur subie en faute imputée, plus facilement dans certains domaines peut-être ; elle est alors condamnée. Là où l’excellence a failli la sagesse ne s’est pas constituée, et l’acceptation n’en prend pas la place. La gratitude est due à l’excellence du professionnel. Peut-on exiger une attitude lucide, mesurée, si l’on pâtit du défaut (ponctuel) de compétence ? La médecine (mais aussi tous les domaines techniques, les services et, qui sait, les relations humaines) invite à un tel questionnement.

    La médecine est un art qui repose sur des compétences scientifiques : elle assure une fonction de soin, c’est-à-dire « un effort pour guérir »4  qui répond à une demande de la part d’un sujet en situation de vulnérabilité, qui se reconnaît comme perdant ou ayant perdu quelque chose de sa puissance d’affirmation dans l’existence. Le patient n’est plus ce qu’il a été, ou n’est pas ce qu’il désirerait être. Relation éminemment humaine, l’exercice de la médecine est fait de l’articulation d’une attente confiante, parfois exigeante, et d’une compétence engagée dans la tentative de reconquête (possible, ou partielle, ou complète) d’une manière d’exister satisfaisante. Dans la médecine de ville, le patient confie une partie de lui-même (celle, parfois, qu’il considère comme la plus importante), de sa famille aussi, à son médecin traitant ou référent. Si le paternalisme n’est plus imposé par le docte regard du praticien, il est en partie restauré par l’attente de soins du patient. Une hiérarchie se constitue ainsi, parce que celui-ci attend de recouvrer ce qu’il a effectivement perdu (un certain usage de son corps, le « silence »5  de ses organes, se sentir « adapté au milieu et à ses exigences »6  qui conditionne une manière heureuse d’être au monde). Cette attente est excessive dans la mesure où elle dépasse peut-être ce dont la médecine est capable ; mais le culte contemporain de la jeunesse nous aveugle. Il faudrait que le patient lui substitue une demande légitime, liée aux limites (peut-être provisoires) de cet art : la mise en œuvre de tous les moyens permettant de chercher à recouvrer une relation adaptée à la réalité.

    La confiance du patient tient à ce qu’il considère que « son » médecin dispose de cette triple excellence déjà décrite. Et il ne veut savoir que ce que ce dernier juge nécessaire de dire, même s’il attend qu’il se fasse pédagogue : par principe, « son » médecin sait décrire, expliquer, en tenant des propos qui sont ceux qu’il attend. Cette confiance est autant confiance en soi (j’ai bien fait de choisir ce médecin, j’ai de la chance qu’il soit mon médecin) que confiance en lui (il me connaît et sait me soigner). Chacune de ces confiances renforce l’autre dans une circulation que rien ne doit rompre. L’erreur médicale (réelle ou imaginée) découverte par le patient met à mal ce cercle, qui se trouve suspendu, voire brisé ; la confiance perdue peut laisser place à toutes les formes de la défiance (personnelle, rendue publique, etc.).

    Il convient de situer cette description dans le contexte de notre époque, de notre société. La contractualisation des relations dans le domaine de la prestation de services s’est, en effet, peu à peu imposée à la relation de soins entre le médecin et ses patients. Des institutions (Conseil de l’ordre des médecins, le législateur lui-même, la Cour de cassation) l’ont voulue, prenant acte de l’attente de la reconnaissance de l’âge adulte de tout homme disposant de son libre arbitre : l’autonomie de la personne. Le patient doit être informé, est un partenaire de la relation de soin. Il doit assumer avec lucidité et distance ce qui lui est non seulement expliqué mais proposé, partager ainsi quelque chose de la responsabilité des soins, être en quelque sorte le collaborateur de son médecin dans leur tâche commune : met­tre en œuvre tous les moyens nécessaires à la recherche d’une guérison. Ce devoir d’information, établi dans le Code de déontologie, rappelé avec insistance par la Cour de cassation7  qui considère que la charge de la preuve de l’information incombe au praticien, fragilise la confiance alors qu’il devrait la renforcer par la transparence qu’il instaure. Au point que l’un des mouvements que l’on voit se renforcer, et qui est dû à la judiciarisation des relations, en particulier en médecine, se caractérise par la transformation de ce que le patient et le juge peuvent demander au médecin : « la sécurité du résultat »8.

    La difficulté d’assumer de manière responsable  la finitude de l’existence

    Si l’erreur médicale touche au cœur de la confiance (à moins qu’elle soit sans réserve, voire aveugle), la crainte qu’elle se produise transforme la relation contractualisée de soin en une relation potentiellement judiciaire entre plaignant et accusé  (ou victime et inculpé). La relation de soin est-elle encore possible ? Dans la mesure où l’on ne peut se passer d’un médecin, elle l’est. Mais l’inquiétude de part et d’autre s’est substituée à la confiance ; cela semble tenir de la difficulté d’assumer de manière responsable la finitude de l’existence ou de sa puissance et les deuils qui peuvent sans cesse s’imposer lorsque l’on perd de son adaptation au monde.

    On ne peut qu’être admiratif et étonné de l’exigence de qualification rigoureuse des situations d’échec dont le monde médical est capable. L’admiration tient à la proximité de cette exigence avec la nécessité d’élaborer des concepts avec rigueur, qui est au principe même de la philosophie, comme du droit ou des sciences. Le Professeur Pellerin9  propose dans un article très éclairant10  une réflexion sur la nécessité de dissiper « la confusion des mots ». Il faudrait partir de la notion d’événement indésirable, éviter celle d’erreur médicale et lui substituer celle d’ « erreur de soins ». L’admiration passée, on ne peut éviter l’étonnement inquiet : passer d’erreur à événement revient à objectiver une situation, à faire disparaître le caractère de relation humaine de la relation de soin, et à investir d’emblée le champ de la description purement clinique. Peut-être est-ce une nouvelle étape dans la contractualisation de la pratique médicale : après être passé du paternalisme à l’affirmation que deux libertés, ensemble, participent à la mise en œuvre des meilleurs moyens pour chercher à recouvrer la santé du patient (l’une des deux libertés), le médecin saurait que sa liberté n’est pas d’abord engagée puisqu’il participe à produire des événements désirables ou indésirables. Facteur déterminant d’événements, le médecin serait alors naturalisé dans sa pratique. Dans ce cas, reste-t-il des libertés ou des agents (et non des acteurs) ? Qu’en est-il de la sollicitude qui anime tout soignant (qui ne se confond pas avec un pur technicien agissant sur un organisme) pour la personne qu’il soigne et dont il prend soin ?

    François Moriceau,
    Philosophe,
    Président de l'Espace éthique angevin
    francois.moriceau@neuf.fr

     

    1. Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation quatrième.

    2. Spinoza, Ethique, Troisième partie.

    3. Entretiens, I, XXVIII, (10)

    4..F. Worms, Le soin, p.30, in Le moment du soin, PUF 2010

    5. On pensera bien sûr à la définition de la santé proposée par Leriche, analysée par Canguilhem dans Le normal et le pathologique.

    6. Idem, p.132

    7. Cass. civ, 25 février 1997 et 14 octobre 1997

    8. La judiciarisation de la médecine, conférence de J.-F. Burgelin, procureur général près la Cour de cassation, Paris, le 10 mars 2003

    9. Président honoraire de l’Académie nationale de médecine, ancien président de l’Académie de chirurgie, ancien membre du Comité consultatif national d’éthique, Denys Pellerin est professeur émérite de l’université René-Descartes et chef de service honoraire de l’hôpital Necker-Enfants malades.

    10. Pellerin D., Les erreurs médicales, Sèv2008/3, N° 20, p. 45-56.

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