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  • Une nouvelle croyance en l'imortalité

  • L es « anti-âges » caractérisent entre autres une ligne de cosmétique et de médicaments destinés à contrer les effets du vieillissement, dans le but de conserver au corps cette apparence de force et de séduction habituellement attachées à la jeunesse. C’est à elle que sont associées les capacités amoureuses de chacun. Garder la jeunesse, trouver l’amour, conserver l’un et l’autre, c’est pour l’être humain une préoccupation majeure, et c’est aussi de ses points de fragilité. L’inquiétude liée à cette attente maintient une tension avec laquelle il nous faut composer puisque le temps se déploie hors de notre volonté. Il est possible de suivre à travers les âges les stratagèmes développés dans cette lutte contre les dégradations du temps et de l’esprit. Une hygiène de vie et celle du corps n’aident pas à cette entreprise, c’est pourquoi ont existé les philtres d’amour et les potions de longévité. Mais si, jusque là, il n’était possible que de se tourner vers la sorcellerie, ou de sceller un pacte avec le diable, aujourd’hui, la place est laissée libre aux avancées des sciences biologiques et médicales et à la mise en service de leurs produits dérivés. Ces produits témoignent de la constance dans l’esprit humain de n’accepter le temps qu’à la condition de pouvoir le contrôler.

    Conserver au corps une apparence de jeunesse a deux conséquences. D’une part la jeunesse, sortie des contingences de la temporalité, devient un concept, et le corps de la jeunesse est « hors d’âge », il est ferme, lisse, érigé et triomphant face aux autres et à lui-même. D’autre part, cette atemporalité du corps confère à l’image de soi une place prépondérante devenant l’indice et la référence des qualités inhérentes à l’individu. L’image ne renseigne plus sur les dispositions internes du sujet, mais les induisent. Elle n’est plus une surface de projection du monde interne, mais un espace à introjecter.

    C’est le corps et son image qui est au centre de cette réflexion Un corps auquel il est demandé de soutenir au fil du temps, et malgré lui, les aspirations de l’être humain, alors qu’il ne le confronte qu’à des déconvenues. Le temps qui altère progressivement mais irrémédiablement les capacités physiques de l’individu, contraint l’appareil psychique à composer avec sa finitude.         

    Il ne m’appartient pas d’émettre un jugement voire même d’apprécier les effets désirables, indésirables, attendus ou supposés de ces substances, mais la psychanalyse a su se familiariser aux difficultés de chacun avec les vicissitudes de la condition humaine, et elle peut aider à expliciter et découvrir les buts attendus des stratagèmes ainsi déployés au cours des âges.

    On peut se souvenir ici d’une des énigmes posée par le sphinx aux portes de la ville de Thèbes : « Quel être marche à quatre pattes au matin, à deux pattes à midi, et à trois pattes le soir ? ». « C’est l’homme, celui-ci naît, grandit et vieillit » lui répond Œdipe qui n’en est encore qu’au début de son histoire. Le sphinx, de dépit se jettera dans le précipice et Œdipe entrera dans la ville poursuivre son histoire œdipienne. La connaissance ne met pas à l’abri de tout… Si Œdipe s’interroge par la suite et tout au long de sa vie sur l’emprise que peut avoir un homme sur son destin, il sait en tout cas qu’il n’a aucune prise sur son destin biologique. C’est une première atteinte narcissique. C'est-à-dire l’éloignement permanent d’une image idéale de soi. Celle-ci met l’individu en contact avec la présence de la mort en soi. Mais, cela ne s’arrête pas là, il faut aussi accepter que le temps instaure la succession des générations. Cela, Œdipe l’apprendra, et c’est la part la plus connue de son histoire.

    Si l’individu ne peut pas contrecarrer l’impact du temps sur lui, il peut intervenir à un niveau plus global, en faisant que sa mort ne soit pas une disparition radicale de l’espèce humaine. Pour cela, l’homme doit accepter de se poursuivre dans un autre et par un autre, c'est-à-dire qu’il accepte l’altérité et la différence des sexes. Pour que l’espèce se poursuive, il doit donner naissance à un enfant. Pour cela il se doit d’accepter qu’il n’y ait pas qu’un seul genre sexuel, le sien, et de cet autre genre, il en a besoin pour se reproduire. Accepter la différence sexuelle, l’altérité, la présence de la mort en soi, voilà entre autres les atteintes narcissiques auxquelles l’individu doit se soumettre et avec lesquelles il doit composer. Dans le même temps, il ne doit pas perdre de vue son aspiration à être reconnu par un autre comme l’être aimé. C’est à cette condition que pourraient être tenues à distance toutes ses inquiétudes.

    Mais une question se pose alors : comment s’assurer de cet amour au cours du temps quand précisément la séductivité se veut liée à la jeunesse du corps ? Il ne s’agit plus simplement de transcender la mort en déplaçant la finitude de l’individu vers la continuation de l’espèce, à ce processus que l’homme avec les autres espèces animales vient s’ajouter pour lui les spirales dans lesquelles l’entraîne la psychosexualité. Alors, de quelle façon la médecine « anti-âge » est-elle une réponse à la question ?

    Pour aller plus avant revenons sur les termes de l’expression employée : « anti-âge ». Anti, vocable grec exprimant l’opposition ou la protection contre (dictionnaire Larousse) cela traduit bien la véhémence de cette position qui, du fait de l’inéluctabilité, nécessite tant d’énergie pour la tenir. Cette attitude n’est pas sans rappeler les colères de l’enfant face à ce qu’il ne peut maîtriser ou à ce qui lui est refusé. Quand ce n’est pas un enfant qui tente de se confronter aux limites qui sont les siennes et celles de son environnement, la psychanalyse parle d’un processus régressif. C'est-à-dire que l’individu tente de renouer avec des façons de faire de son enfance pour tenter de faire plier les éléments. Et dans l’expérience de chaque enfant, il y a le souvenir d’avoir fait céder ses parents. Pour la plupart du moins, celui d’avoir obtenu d’être nourri, d’être consolé, bercé… Ce mouvement régrédient se retrouve plus aisément dans la racine latine du terme : ante signifie « avant » et indique l’antériorité. Les substances « anti-âge », et la médecine de l’anti-âge, traduiraient donc la recherche d’une solution possible d’une position psychique qui se situerait entre l’opposition et l’antériorité ?

    Dans cette régression qui nous mène entre les langues latines et grecques, il est tentant d’aller visiter les récits mythiques grecs. Pour les hommes de ce temps, les Dieux ne sont pas des exemples, mais des maîtres incontestés qui influent sur leur vie, et les histoires des uns et des autres s’entremêlent.

    Zeus, triomphant de son père Kronos à qui il a imposé le temps et la succession des générations, s’emploie pour conforter son pouvoir à mettre de l’ordre dans son Olympe. Ainsi seront délimitées des zones de compétence à chacun des autres dieux. Zeus s’aperçoit alors de la présence des hommes à sa table. Ils sont mortels, mais profitent de la douceur de vivre régnant dans l’Olympe. Une particularité, c’est qu’en ce temps là l’Homme n’est que du genre masculin, alors qu’il y a des dieux et des déesses. Prométhée, à qui il est demandé de les remettre à leur place les installe sur terre, et philanthrope il s’emploie à infléchir la difficile condition de vie des mortels.

    Il intervient en leur faveur de deux façons : ils continueront à partager les repas des dieux, mais ils ne mangeront de l’animal sacrifié en leur l’honneur que la viande et les viscères, c'est-à-dire les parties pourrissables, leur rappelant ainsi qu’ils sont mortels et pourrissent eux aussi. Puis, pour les différencier des autres animaux, il va leur donner le feu. Mais c’est un feu que les hommes se doivent d’entretenir. Il est labile, là encore à leur image. Mécontent d’avoir été dupé, Zeus reprend les choses en main et offre aux hommes Pandora, la première femme. C’est un mannequin fabriqué par les dieux, doté de la parole, une « créature » à l’image des déesses, et parée par elles. C’est l’image du charme et de la séduction, mais c’est aussi un « ventre » c'est-à-dire celle qui mange et qui met au monde, c’est là, toujours le rappel de la condition mortelle de l’être humain. 

    Nombre de développements sont possibles à partir de cette histoire. Pour ce qui nous concerne, nous retiendrons cette apparition de la femme qui signe l’existence des deux genres sexuels, mais qui aussi, dans le même temps, met l’homme face à sa condition de mortel et face à la séduction et au charme de la déesse faite femme.

    Alors, l’utilisation des « anti-âges » aurait-il pour but, en reculant toujours plus l’âge possible de la procréation pour la femme, et en permettant aux hommes de conserver une force virile divine, de faire croire à un renouvellement ininterrompu de l’espèce par le seul fait de chacun ? Cette reproduction sans fin ou clonique ne confinerait-elle pas à la pérennité divine ? Ou encore, les « anti-âges auraient-ils pour finalité de maintenir chez la femme un charme et une séduction de déesse ? Cette éventualité conforterait-elle l’homme dans l’idée possible de conserver à l’infini cet aspect divin que seuls les dieux ont pu donner à Pandora, leur permettant ainsi de renouer avec les saveurs de l’Olympe et de l’immortalité ?

    A ce mythe d'une origine de l'humanité en ont succédé bien d'autres. Ils témoignent des avancées culturelles de l'homme et d’une évolution psychique. Chacun d'eux cache dans les histoires racontées quelques enseignements. Et c'est ainsi que nous pourrons conclure. Mourir sur le champ de bataille donne au Héros une aura semblable à celle des dieux. C’est le destin qu’Achille attend et espère tout au long du récit de l’Iliade. C’est à ce héros immortel que dans l'Odyssée Ulysse s’adresse lors de son passage au pays des morts.              

     Ulysse : « Fils de Pelée, Achille, ô toi, le plus vaillant de tous les Achéens…a-t-on jamais vu ou verra-t-on jamais bonheur égal au tien ? ». Et c’est un Achille désenchanté qui lui répond : « …J’aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier qui n’aurait pas grande chère, que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint ».

    Faut-il atteindre l'immortalité pour que la condition humaine prenne ce relief et cette saveur ?

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